Les « Milieux Libres » : vivre en anarchiste à la Belle époque en France
Un milieu libre regroupe quelques individus, entre cinq et vingt le plus souvent, qui s’efforcent de vivre ensemble et autrement.
C’est un terme spécifique à la Belle Epoque et à la mouvance anarchiste. Il est apparu dans les années 1900 et se répand en France, en Belgique et même au Canada.
On utilise également le terme de « colonie », dont l’usage est plus ancien, remontant sans doute aux « colonies sociétaires » fouriéristes actives dans les années 1830. C’est le nom du phalanstère fondé à Condé-sur-Vesgre en 1833.
La colonie désigne une simple installation, dans le sens de l’anglais « settlement » tandis que le terme de « milieu libre » permet de relever immédiatement l’opposition au milieu extérieur, non libre, oppressif.
En France, une quinzaine d’expériences seulement verront le jour, menées par une centaine d’hommes et femmes entre 1902 et 1914.
Jean Maitron, dans son important travail sur le mouvement anarchiste, leur avait consacré quelques pages. Un aperçu sur quelques unes de ces réalisations, leurs déboires financiers, sentimentaux et idéologiques. Mais on ne sait rien de ces individus, de leurs trajectoires, de leurs motivations, de leur vie tout simplement
L’anarchisme a trop souvent été étudié comme un mouvement uniforme, donnant lieu à des lectures quasi normatives. La période de la « Belle » époque n’échappe pas à ces lectures réductrices : « Une mouvance (un marécage ?) faite de multiples tendances frôlant parfois la bizarrerie et soumise à une force centrifuge qui conduira beaucoup de militants à ne plus se préoccuper que d’un aspect limité de la lutte. Cela ira de la manie de création de colonies anarchistes éphémères – sortes de phalanstères – à un pacifisme absolu (…) à une prétendue libération sexuelle conçue comme panacée sociale. On n’en finirait pas de dresser la liste de toutes les aberrations « anarchistes » qui vont se donner libre cours jusqu’à l’époque actuelle. (…) Cet anarchisme-repoussoir va presque ruiner la véritable influence des libertaires dans les mouvements de masse ».
C’est donc à contre-courant de cette analyse que l’on peut s’intéresser aux milieux libres. Analyser le mode de vie de ces individus, les rapports sociaux du groupe, sa structure, percevoir aussi sa capacité ou sa volonté d’action. Comment, pourquoi et avec quels effets mettent-ils en place leurs idées dans la vie quotidienne ? On peut en apprendre un peu plus grâce à la presse de l’époque, les archives de police (...) et le fonds d’archives d’E. Armand.
E. Armand, de son vrai nom Ernest Juin, principale figure de l’individualisme anarchiste en France était partisan des expériences de milieux libres et il joua un rôle certain dans la diffusion et la réalisation de cette idée.
Il crée, avec Marie Kügel, L’Ere Nouvelle en octobre 1901 et dès les débuts, le journal se fait l’écho des tentatives lancées en Angleterre ou en Hollande.
Parcours historique
Des modèles à la mise en pratique
« Après Owen, Fourier, Cabet, Morus, qui furent les expérimentateurs d’un communisme transitoire entaché d’autorité et de réglementation à outrance ; après le collectivisme régimentaire, copie fidèle de la société moderne avec un seul exploiteur : l’Etat ; la théorie libertaire, l’anarchisme se présente demandant droit de cité. » On trouve un certain nombre de références, même si c’est souvent pour mieux s’en distinguer, aux socialistes utopistes. Ils ont non seulement tenté de mettre en pratique leurs théories en réalisant des communautés, mais ce sont aussi les premiers à se préoccuper de la «question sociale».
En France, ils jouissent tout au long du 19e siècle d’une renommée que n’atteindra pas Marx. Charles Fourier est le plus critiqué mais le plus apprécié des penseurs socialistes, considéré comme un précurseur par certains articles de la presse libertaire. Son œuvre est « un échelon de plus vers l’anarchisme moderne en même temps qu’une des plus grandes curiosités de l’imagination moderne ». On critique ses idées sur le commerce, la rigidité de son système « qui eût fait de son phalanstère tout autre chose qu’une cité de liberté ». Mais ses idées sur les passions, dont Fourier fait le ressort de son ordre social, et le travail, qu’il souhaitait « attrayant » et ne contrecarrant pas les penchants des hommes, trouvent des points d’ancrage chez les anarchistes. Le vocabulaire même montre l’influence des idées fouriéristes puisqu’il est courant que les milieux libres soient appelés « phalanstère » par le voisinage ou les journaux. L’un des colons, Fortuné Henry est comparé à un « Fourier [qui] ressuscitait sous un autre nom et avec de nouvelles méthodes ». Mais les utopistes étaient bien trop autoritaires pour que leurs expériences elles-mêmes influencent nos libertaires.
D’autre part, on trouve peu d’allusion aux utopies littéraires des libertaires eux-mêmes. Même si les milieux libristes avaient sans doute en tête certains écrits utopiques anarchistes. L’ « utopie anarchique » de Joseph Déjacques, L’Humanisphère, où il décrit « un phalanstère, mais sans aucune hiérarchie, sans aucune autorité ; où tout au contraire, réalise égalité et liberté et fonde l’anarchie la plus complète ». Où le Voyage au beau pays de Naturie du naturien Henri Zisly…Toutefois, les anarchistes ne font pas reposer leurs expériences sur un plan de société entièrement circonscrit sur le papier. Pas de référence faisant autorité, homme ou écriture.
L’idée communautaire apparaît de manière précoce dans le courant des idées anarchistes : c’est en 1875 que Giovanni Rossi imagine pour la première fois sa communauté socialiste. En 1889, après bien des polémiques, il annonce finalement son départ, suivi quelques temps plus tard par les futurs colons. La tentative de la Cecilia est à replacer dans le contexte d’une immigration italienne importante qui tente sa chance dans l’autre monde perspective qui la rapproche d’autant plus de ses précurseurs socialistes. Les conditions de vie matérielles sont misérables, la vie communautaire se révèle être durement supportable et en avril 1894, la Cecilia vit ses derniers instants. L’expérience est relayée par la presse française et en particulier dans La Révolte, qui en mars 1893 rappelle que «la bourgeoisie, partout, détient le sol, les produits et les moyens de production et pèse de tout son poids même sur ceux qui veulent en sortir. Toute tentative anarchiste ne peut être complètement anarchiste par ce fait que subsiste à côté d’elle l’organisation bourgeoise qui la précède ». Le journal ne parlera pas des expériences postérieures. Après 1894, ce sont les naturiens qui continuent à entretenir l’idée de la fondation d’une colonie qui serait la mise en pratique et la démonstration de leurs théories sur le retour à un état naturel. Faute de terrain, l’aventure ne sera jamais tentée, mais ils seront présents pour soutenir le projet du premier milieu libre, qui commence vraiment à rassembler des individus en 1902.
C’est d’abord une « Société Instituée pour la Création et le Développement d’un Milieu Libre en France » qui voit le jour au printemps pour aider aux « difficultés du commencement d’exécution » et qui organise pendant six mois de nombreuses réunions. Le Libertaire insère à plusieurs reprises la proclamation de la Société. Il semblerait qu’ils aient été 250 sociétaires en 1902, 400 en 1903, et parmi eux on trouve Georges Butaud et Sophia Zaïkowska, qui sont les plus fervents acteurs de milieux libres sur toute la période et qui animeront la colonie de Vaux, Henri Beylie-Beaulieu et Henri Zisly, pour les naturiens, E. Armand et sa compagne Marie Kügel etc.
C’est en janvier 1903 que le Milieu libre de Vaux prend réellement forme. Peu à peu, ce sont 13 colons qui vivent ensemble occupés aux activités agricoles mais aussi de l’élevage, bonneterie, cordonnerie, atelier de confection sur mesure. Il est question de créer une bibliothèque, une école libertaire, une imprimerie. Une coopérative de consommation semble même vouloir joindre ses efforts à ceux de Vaux. Mais, en juillet, Boutin (propriétaire du terrain) se retire, récupérant également son apport. Le Libertaire, en novembre, lance une polémique sur les bilans financiers de la colonie. Le silence se fait alors sur Vaux. En réalité, le Milieu Libre reste un lieu de vie en commun, il accueille régulièrement des camarades de passage, les habitants se succèdent.
George Butaud et Sophia Zaïkowska ne s’arrêtent pas là. Ils se sont rencontrés en 1898 lors d’une conférence où Butaud développe son premier projet de colonie dans l’Isère. Sophia Zaïkowska arrive de Genève, où elle faisait des études de sciences physiques et naturelles. Georges Butaud, élevé par des parents républicains et libres penseurs, a quitté la maison familiale, à la suite de conflits avec son père. Il souffre de la condition salariale, il est souvent sans travail et se lance alors dans son projet de milieu libre, qui aboutit avec la réalisation de Vaux, près de Château-Thierry. Après la fin de cette tentative, ils continuent à vivre à Bascon (hameau voisin de Vaux) d’où ils annoncent vers 1911 un nouveau milieu libre. Puis c’est dans la région parisienne, à Saint-Maur que s’installe le milieu libre de La Pie ainsi que le journal La Vie Anarchiste qui se fait l’écho des nouvelles expériences. Le 8 avril 1913, 20 colons sont installés dans une grande propriété de 6000 m², située quai de la Pie à Saint-Maur. L’endroit a été loué par la société dite des « Milieux Libres de Paris et de la Banlieue ». Comme l’indique le nom de la société, l’idée est d’essaimer les milieux libres : les projets se multiplient, à Boulogne, Saint-Ouen ou en plein Paris. Les difficultés sont cependant communes pour tous ces projets : le recueillement des fonds se fait avec difficulté et les propriétaires se montrent « peu soucieux de transformer leurs locaux en refuges de compagnons anarchistes ». Aucun de ces projets ne verra le jour, même s’ils ont animé bon nombre de réunions parisiennes. Ce n’est qu’avec la guerre que toute mention de la Pie disparaît, entraînant la dispersion des camarades.
Quoi qu’il en soit, même lorsqu’il n’y avait pas de colonies, « de nombreux amis vécurent auprès [de G.B. et S.Z.] » et ils y pratiquaient le mode de vie qu’ils souhaitaient voir s’étendre par l’intermédiaire des milieux libres.
’Essai d’Aiglemont et son animateur Fortuné Henry
Fortuné Henry, avec le soutien du Libertaire, dont il est assez proche des rédacteurs, lance, seul, une colonie à Aiglemont, dans les Ardennes. Son père fut l’un des généraux de la Commune et il est condamné à mort en 1873. Toute la famille s’exile alors en Espagne et ne réapparaît dans les rapports de police qu’en 1880, peu avant l’amnistie dans les Pyrénées Orientales. Son frère, le célèbre Emile Henry, est guillotiné après avoir lancé une bombe sur le café terminus en 1894.
Fortuné Henry est lui-même un anarchiste virulent depuis les années 1890 : il prend la défense de Ravachol, il est condamné dès 1893 à Charleville et dans deux autres départements pour ses propos. Il se promène avec un pistolet-poignard encore fameux aujourd’hui. C’est donc un personnage connu dans le milieu anarchiste qui s’installe à côté d’Aiglemont, dans la clairière du Vieux Gesly, le 13 juin 1903. « Quand vint le soir, il piochait encore, fiévreusement ; et comme les bûcherons, la cognée sous le bras, traversant la clairière pour regagner leur chaumière, le questionnait, il fit cette réponse : « Je suis venu ici, dans ce coin perdu de la forêt pour créer la cellule initiale de l’humanité future. » ». Fortuné Henry semble respecter, au début, alors qu’il n’y fait jamais référence, le projet de colonie naturienne publié en février 1898.
Tout commence avec la légendaire hutte de Fortuné Henry : « c’est un trou fait dans la terre : deux branches d’arbres constituent la charpente ; un peu de paille et de houe suffisent à la toiture ». Elle est construite avec les matériaux disponibles sur le terrain. Puis, aidé par Gualbert et Malicet, deux compagnons de la commune de Nouzon toute proche, qui viennent lui prêter main forte, la première maison est montée pour passer l’hiver : deux pièces au rez-de-chaussée, un grenier de neuf mètres par-dessus. Ce qui est à noter, c’est qu’elle est construite avec des éléments naturels du pays : murs en torchis et couverture de chépois, une graminée locale. Pourtant, une nouvelle orientation est prise, abandonnant les perspectives naturiennes après juillet 1904 : se dresse une grande maison en fibrociment, avec une véranda vitrée. Description des journaux conservateurs, sans doute exagérée : « L’intérieur de la villa respirait une large aisance. Sur le seuil, une délicate odeur de cuisine chatouillait agréablement l’odorat et la salle à manger Henri II, avec sa véranda ornée de vitraux d’art et ses fresques de Franz Jourdain et de Steinlein possédait un cachet réellement aristocratique. Un petit salon Louis XVI avec des toiles de maîtres et des meubles de style, complétait l’illusion et ce foyer libertaire avait un petit air aristocratique qui lui allait fort bien. C’était vraiment l’anarchie en dentelle ».
Le groupe de colons augmente de manière régulière pour atteindre un maximum de 20 en 1905. En 1906, les premières tensions à la colonie s’affichent dans la presse. Fortuné est un individu tout à fait charismatique et, en toute occasion, il est d’une franchise et même d’une virulence sans doute difficiles à supporter au quotidien. Mais il se défend lui-même d’être le dirigeant unique de l’entreprise. En mars 1907, dans un discours qu’il prononce à Paris, il prétend vouloir faire « cesser une situation intolérable parce qu’elle tend à faire considérer la colonie l’Essai comme non seulement l’œuvre d’un homme, mais comme sa propriété et son fief. Or, mon souci le plus grand, aidé de mes camarades d’Aiglemont, a été d’impersonnaliser la tentative, et nous y sommes arrivés ». Pourtant, ce n’est guère le caractère de Fortuné qui cause la fin de la colonie. La reprise individuelle pratiquée dans la région attise les conflits avec le voisinage. L’Essai touche ainsi à sa fin en 1908. Fortuné part avec le matériel d’imprimerie en juillet. En mars 1909, un huissier de Charleville procède à « la débâcle définitive de la chartreuse anarchiste du Vieux-Gesly ».
Du milieu libre au milieu de vie libre : autour de l’Anarchie
En mai 1906, André Lorulot, plus connu par la suite comme libre penseur, présente un nouveau plan d’action. Il s’agit de créer un centre de propagande et d’éducation (avec une imprimerie, un journal, une école) auquel seul un milieu libre peut donner toute son efficacité. Le Milieu libre n’est plus la fin mais le moyen de l’action. C’est sur ces principes que se crée l’éphémère et dynamique colonie libertaire de Saint-Germain-en-Laye, dont deux des protagonistes sont rapidement arrêtés pour des conférences ou des affiches. Lorulot conclut l’expérience en écrivant : « la pratique du communisme expérimental ne sous-entend pas forcément la formation de milieux libres, colonies agricoles ou autres. Il serait à désirer que, dès aujourd’hui, les anarchistes pratiquent entre eux cette camaraderie qui fait l’objet de toutes leur théories ».
Ce qui se pratique déjà au journal l’anarchie, fondé par Libertad en 1905, fréquenté par Lorulot, Armand, etc. Le journal n’est pas toujours très tendre avec les milieux libres. Dans la rubrique « Chiquenaudes et Croquignoles », on peut ainsi lire : « Milieux libres !!! Un homme, deux chats, un rat blanc ont décidé de former un milieu libre, en dehors de toutes les entraves, de toutes les bassesses, de toutes les vilenies, de tous les esclavages, etc., etc. Ils pensent que tous les camarades voudront bien leur indiquer un petit coin de quatre ou cinq cent hectares de terrain où ils se chargeront de vivre en donnant le meilleur exemple. Une femme et un enfant de trois mois m’annoncent par télégramme qu’ils se mettent en milieu libre. Ils prient simplement les copains de leur trouver une vache n’ayant rien de commun avec Clémenceau, car la mère se voit obligée de labourer le sol. Trois ou quatre autres lettres m’annoncent des milieux libres en formation, mais la place me manque… »
Mais, de fait, rue de la Barre à Paris, avec Libertad et les sœurs Mahé ou à Romainville, avec Rirette Maîtrejean, Victor Serge, Dieudonné, Soudy, Carouy, Callemin dit «Raymond-la-Science» et Vallet, ceux que l’on connaît pour leur rôle dans la « Bande à Bonnot », c’est un réel milieu de vie libre qui s’est constitué au siège du journal. Les anarchistes s’occupant de l’impression et des tirages vivent ensemble, organisent des réunions et vivent « en anarchiste » dans une grande maison où est installée l’imprimerie. D’après les rapports de police, on sait qu’il y a généralement une dizaine de personne à la table de l’anarchie, que tout ce monde travaille pour le journal et l’édition des brochures. L’existence de ce mode de vie en commun est corroborée par les rapports d’arrestations, où les prévenus déclarent être domiciliés au 22, rue de la Barre ou par les récits sur la Bande à Bonnot.
Au temps de Libertad, la communauté urbaine se double d’une sorte de colonie en province, à Chatelaillon, à la fois « villégiature anarchiste » et point de chute pour la propagande. D’une année sur l’autre, l’appel est lancé aux « amis libres » pour passer quelques temps sur « une plage de sable magnifique que les bourgeois n’envahirons pas car nous faisons bonne garde ». Libertad, en profite pour faire des tournées de conférence dans la région, pour se rendre à Bordeaux et récolter des fonds pour aider à la propagande.
Sophia Zaïkowska, en 1912, raconte à propos du journal : « sur certains point concernant l’hygiène, le luxe, les mouvements idiots comme la danse ou l’ineptie du culte des morts, ce journal a fait une besogne sérieuse. Il a à tel point influencé certains lecteurs, que lorsque je rencontre certains individualistes, je sens que ce sont des gens qui me sont proches, qui se distinguent par leur genre de vie du reste de l’humanité. Par raisonnement sur des questions de vie journalière, ces copains ont pris des habitudes meilleures et cela sans souffrance ni contrainte de leur part. C’est une philosophie qui a passé dans la vie ».
Mode de vie et émancipation
Éducation intégrale
Le milieu libre s’inspire fortement des premiers microcosmes libertaires qu’ont été les expériences éducatives de Cempuis et de La Ruche. Paul Robin, le premier, met en pratique les conceptions éducatives développées par les théoriciens anarchistes à Cempuis. « L’école, elle-même petite société, revêt tous les aspects sociaux que la révolution sociale, qu’il appelle de ses vœux, engendrera ». A Cempuis, l’école doit être dans un environnement riche, pour solliciter sans cesse l’intérêt de l’enfant, elle doit permettre l’apprentissage de l’économie socialiste et de la vie communautaire et l’on tente au maximum d’assurer l’autosubsistance de l’école, ce qui permet également de conserver une certaine indépendance vis-à-vis des financements publics. Comme l’explique Nathalie Brémand, l’idéal de Paul Robin est de créer une « micro-société libertaire ». Mais il ne se fait pas d’illusion sur la portée révolutionnaire de l’expérience : elle n’est qu’une « institution transitoire ». Il n’en reste pas moins que « quelques expériences en petit faites d’avance éviteront des tâtonnements et des fautes dans les immenses écoles que le peuple se hâtera de construire le lendemain du jour où il aura reconquis ses droits ».
Sébastien Faure, à propos de la Ruche, déclare « prouver » par le fait, que l’individu n’étant que le reflet, l’image, la résultante du milieu, « tant vaut le milieu, tant vaut l’individu ». Mais il est convaincu que la formation d’un milieu libre d’adultes est impossible. Pour lui, l’éducation et la conversion de l’être humain sont difficiles après 25 ans. C’est dans la tranche d’âge comprise entre six et dix ans que l’individu acquiert un caractère propre, ses qualités et ses défauts. C’est donc avec des enfants de cet âge, et jusqu’à leurs 16 ans qu’il faut créer « un milieu spécial où serait vécue, dans la mesure du possible, d’ores et déjà, bien qu’enclavée dans la société actuelle, la vie libre et fraternelle ». Il mise tout sur l’avenir que les enfants représentent, plutôt que sur les capacités immédiates de l’individu à se transformer.
Chaque milieu libre se dote donc de sa propre école, indispensable pour les enfants des colons, mais également pour accueillir les enfants des autres, en un milieu favorable. Le milieu libre doit d’autant plus servir à accueillir des enfants, que comme le soulignent Emilie Lamotte ou Anna Mahé, il est sinon fort difficile pour des parents anarchistes de soustraire son enfant à l’école congréganiste ou surtout à la « laïque ». On reproche à cette dernière de travailler à éliminer toute rébellion dans les jeunes cerveaux et de chercher à les former dans un même moule, le respect et la défense de la patrie comme schème principal, à « rogner les floraizons d’idées hors de la norme ». L’idéal pour éduquer l’enfant est de le placer dans un milieu déjà en dehors de la société bourgeoise, sain pour son développement non seulement moral mais aussi physique, dans un milieu qui se prête au développement de sa curiosité, par un environnement riche, naturellement ou par le travail qui y est effectué par les adultes.
Mais ce n’est pas l’éducation des enfants seule qui est visée ici. Les adultes en milieu libre disposent également d’une possibilité de parfaire leur individu. Le milieu libre doit être une école libertaire intégrale pour tous. Pour Fortuné Henry, « il faut, par tous les moyens, constituer des milieux harmoniques susceptibles de fournir une génération d’hommes nouveaux ». Le milieu libre est considéré comme le moyen donné à tout individu de parfaire son éducation. C’est autour de cette idée que l’on comprend mieux le clivage entre les individualistes anarchistes et les communistes anarchistes. Il ne se situe pas au niveau de la propriété ou sur la répartition des richesses mais il est « qualitatif ». Dans un cas, l’individu est considéré comme le produit des conditions sociales. L’éducation est utile mais ne fait pas tout, seule la Révolution peut achever la transformation de l’individu. L’émancipation individuelle n’est envisagée qu’à travers le prisme de l’éducation collective. Tandis que pour les individualistes, l’individu est perçu comme « une sorte de monade, un être complet en soi qui peut exister en dehors voire contre la société ». Ainsi, les communistes délaissent-ils, après un premier engouement, les milieux libres. Ils les considèrent comme inefficace pour l’instruction collective, pour l’organisation des masses, ne faisant aucune preuve de la vérité portée par l’anarchisme, ne prenant pas non plus la forme d’une cellule initiale de la société future, par leur faible durée de vie et leurs difficultés économiques. Ce sont essentiellement des individualistes qui soutiennent les milieux libres : Armand, Lorulot, Libertad, Butaud et Zaïkowska… L’individu, qui vit en camaraderie, s’éduque en permanence et est donc plus apte pour la propagande, qui peut être dissociée de la vie.
La camaraderie face à l’autorité
Ni domination, ni hiérarchie, ni structure figée. Outre le rejet, en partie grâce à l’éducation, de toute autorité intériorisée, c’est ce que l’on tente de mettre en pratique au milieu libre en remuant les hiérarchies et statuts traditionnels.
A chacun, tout d’abord de lutter contre l’autorité intériorisée. E. Armand dépeint alors le «milieu libriste» de manière très précise : « Le colon est un type spécial de militant. Tout le monde n’est pas apte à vivre la vie en commun, à être un milieu-libriste. Le « colon-type » idéal est un homme débarrassé des défauts et des petitesses qui rendent si difficile la vie sur un terrain ou espace resserré : il ignore donc les préjugés sociaux et moraux des bourgeois et petits-bourgeois. Bon compagnon, il n’est ni envieux, ni curieux, ni jaloux, ni « mal embouché ». Conciliant, il se montre fort sévère envers lui-même et très coulant envers les autres. Toujours sur le guet pour comprendre autrui, il supporte volontiers de ne pas l’être ou de l’être très peu. Il ne « juge » aucun de ses co-associés, s’examine d’abord lui-même et, avant d’émettre la moindre opinion sur tel ou telle, tourne, selon l’antique adage, sept fois sa langue dans sa bouche. (…) Avant d’être un colon extérieur, il convient d’être un colon intérieur ». Et la difficulté semble encore supérieure lorsque l’on est une femme : « Il est regrettable de constater le retard de la femme dans le degré d’évolution ; sur sept femmes passées à Vaux, seulement trois avaient quelque idée, les autres étaient absolument ordinaires, et restaient sous l’entière dépendance de leur compagnon, ne comprenant qu’à peine ces mots bizarres, anarchie, communisme, etc. ne se permettant aucune pensée ». Homme ou femme doivent lutter contre leurs propres préjugés, sensiblement différents d’un sexe à l’autre.
Malgré toutes ces mises en garde et efforts personnels, chaque milieu libre semble avoir son autoritaire, ses estampeurs et ses mégères. Toutefois, le rôle des uns et des autres est parfois plus caricatural que réel. Une figure centrale ressort pour chaque expérience, mais toute manifestation autoritaire semble immédiatement sanctionnée par le groupe (exclusion de Butaud et Zaïkowska décidé par la majorité par exemple). Il y a bien une « tête dirigeante » mais qui joue essentiellement un rôle de « médiateur », assurant les liens avec l’extérieur. Mais, on trouve plus généralement un « noyau » qui fait fonctionner le milieu libre, généralement un binôme, un couple. Même si Sophia Zaïkowska est furieuse de n’être jamais citée que comme la « compagne de Butaud », elle n’en est pas moins toujours là. Et malgré l’oubli dans lequel elles sont généralement plongées, Lorulot n’agit jamais, dans le cadre de la colonie et de ses tournées de conférence, sans Emilie Lamotte et Libertad n’est rien, selon le regard agacé des policiers, sans Anna Mahé. A Aiglemont, la colonie fonctionne plutôt autour du binôme Fortuné Henry - André Mounier. Pour achever le tableau, restent les deux derniers niveaux du groupe : les simples membres, dont on ne sait généralement pas grand-chose, et les sympathisants, que l’on peut généralement assimiler aux visiteurs des différents lieux. Une idée récurrente: supprimer la famille traditionnelle qui impose aux hommes, femmes et enfants, une place hiérarchique stricte. « La famille sectaire et imbécile est un intermédiaire inutile et néfaste entre l’individu et la collectivité » Finalement l’idée prédomine que, pour survivre, le milieu libre doit recréer des rapports d’affinité, de solidarité, et que le modèle de ces relations, ce n’est certes pas la famille patriarcale, mais la famille fraternelle.
Ainsi les enfants doivent-ils être élevés par le groupe :« Les enfants sont à tous. Ceux qui naîtront à la colonie encore davantage ; ils grandiront libres et sains tout naturellement, sans contrainte, ni mauvais exemple ». Difficile de savoir si ce communisme des enfants est mis en pratique. La marque symbolique en est tout de même l’acte de naissance de Marcel, enfant né à la colonie Aiglemont « de parents non désignés ». Il est l’enfant de la communauté. Et par principe libertaire, la colonie ne voulait pas signaler sa naissance. Il fallut l’insistance de la municipalité pour que Marcel ait son acte de naissance, sur déclaration de la sage-femme et de deux Aiglemontais.
Le second coup porté à la famille porte sur l’émancipation de la femme. Plus que l’émancipation économique et intellectuelle de la femme, c’est son émancipation corporelle qui va mobiliser les compagnons, en ce qu’elle permet de nouveaux rapports hommes/femmes. La critique du mariage, inaugurée par Fourier, est alors, en ce début de siècle, reprise par les anarchistes : la mariage est considéré comme n’ayant que des fondements économiques et il place l’amour sous le joug de l’Etat et de l’Eglise. Les anarchistes rejettent cette hypocrisie et la morale ambiante, en proclamant haut et fort la mise en pratique de l’amour libre, facilitée théoriquement dans les milieux libres, et en diffusant idées néo-malthusiennes et moyens de contraception et d’avortement.
Ainsi, idéalement, chaque individu est sensé avoir sa chambre individuelle. Mais les milieux libristes doivent reconnaître l’existence d’un certain nombre d’entraves à une pratique sexuelle réellement libérée. La première difficulté est le « manque de femme » : (la femme est pensée essentiellement en tant qu’être sexué, « tota mulier in utero »). Il est vrai que les femmes viennent généralement accompagnées de leurs compagnons et que les célibataires sont plus généralement des hommes que des femmes, pour des raisons économiques et également juridiques. Face à ce discours virocentrique, les femmes craignent généralement que la libération sexuelle ne tourne à leur désavantage et ne soit perçue que comme moyen d’assouvir les besoins masculins. Et Sophie Zaïkowska d’ajouter : « La femme est donc prédestinée à l’amour, légalisé chez les gens comme il faut, libre chez les anarchistes. Son esprit peu cultivé est fixé sur ce seul point : il faut qu’elle plaise à tout prix ». Et de conclure : « quand elle dira –j’aimerais mieux plaire, mais n’importe, dussé-je déplaire, je veux travailler sur moi-même, je veux être et paraître sérieuse, je ne veux plus être un jouet stupide, je serai hommasse- (…) alors la question de l’égalité des sexes ne se posera même plus ».
En réalité, l’amour libre n’est pas pratiqué. Par la promiscuité, il arrive qu’il y ait des échanges entre les couples ou la formation d’un nouveau couple au détriment d’un autre : le couple reste une structure difficile à dépasser. On peut toutefois noter l’existence de quelques habitudes originales (et l’adjectif reste valable aujourd’hui) puisque Libertad avait pour compagnes les deux sœurs Mahé, avec lesquelles il eût deux enfants. Sophia Zaïkowska vécut, elle, un « amour plural » avec Victor Lorenc et Georges Butaud, de 1913 à 1924, « ce qui nous a permis à tous les trois d’être heureux, de nous améliorer et de faire un peu de bien ». Outre ces cas tout à fait particuliers, la plupart des femmes sont mariées, surtout quand elles ont des enfants. Mais le changement de compagne ou de compagnon suit souvent un premier mariage. Et les quelques femmes qui sont apparues ici n’ont que très peu respecté les « normes sociales » alors en vigueur. Marie Kugel vivait en concubinage avec E. Armand. Emilie Lamotte a écrit un très beau texte où elle explique que la constance en amour est chose impossible : « tout le monde est inconstant. La fidélité n’est pas dans la nature. J’entends parfois raconter que les oiseaux nous donnent l’exemple de la fidélité. Je rigole ! ».
En quête constante d’invention de nouveaux rapports microsociaux, ces expériences qui durent peu (dans les textes) mais qui donnent certainement une autre image des milieux anarchistes d’alors : des femmes, des enfants habituellement absents des visions des partis et autres syndicats…
Travail libre et vie simple
Beaucoup d’anarchistes rencontrent des difficultés à trouver ou même à garder un emploi du fait de leurs opinions politiques quand ce n’est pas eux qui le refuse. Le milieu libre est alors « un centre d’activité d’où il est possible de rayonner sans craindre de risquer le chômage ou le renvoi ». Pour ce qui est des femmes, d’après le Code civil, elles doivent demander l’accord de leur mari pour exercer une profession, et ce jusqu’à la veille de la Seconde Guerre. Ainsi, Pierre Nada, présentant le projet de la Pie, écrit : « Un des côtés les plus intéressants de notre tentative serait de procurer de l’occupation aux femmes, de faire en sorte que toutes restent à la colonie. Le meilleur moyen d’assurer l’indépendance de la femme, c’est de lui donner les moyens de se suffire à elle-même, de gagner sa vie. A la colonie, nous ferons tout notre possible pour rendre les femmes indépendantes et développer chez elles un esprit personnel. Pour arriver à ces fins, nous avons l’intention de monter un atelier où toutes auraient du travail ». On le sait bien, les femmes ont toujours travaillé mais ce qui leur a longtemps manqué c’est une indépendance économique. Ce n’est sans doute pas un hasard si parmi les anarchistes, comme parmi les féministes de l’époque, on trouve des institutrices (Emilie Lamotte, les sœurs Mahé et d’autres…)
La reprise individuelle, la réalisation de fausse monnaie permettent aussi, parfois, d’avoir quelques subsides. Difficile de dire dans quelle mesure ces pratiques étaient répandues. On peut quand même supposer qu’elles n’étaient pas négligeables : condamnations de plusieurs camarades (Armand, Lorulot par exemple), soupçons de la police ou encore critiques de certains «chefs anarchistes» comme Jean Grave.
On cherche ainsi à s’émanciper du salariat comme du patriarcat (sans le nom). Du moins en théorie bien sûr. « L’effort individuel est libre, les nécessités présentes le déterminent suivant la force, l’énergie, la santé, la bonté, le développement de chacun. Chaque ménagère va au saloir, aux pommes de terres, au fruitier, puise au pot, au tas, fait sa soupe et son plat à sa guise, librement et délibérément. Sous bois et dans la plaine, dans le hangar, les anarchistes de Vaux oeuvrent en paix sans dieux ni maîtres ». Rien de très surprenant : l’idée du partage des tâches fait doucement son chemin, la réalité est souvent bien différente. Toutefois, autre endroit, autres mœurs : à St Maur, selon les dires de Butaud, le travail domestique n’est pas attribué spécifiquement à la femme ce qui permet à celle ci de « se mettre les pieds sous la table, ainsi qu’aux heures des repas ». Et on remarque dans les milieux libres individualistes une rôle généralement plus actif des femmes dans la propagande : Marie Kügel, Sophia Zaïkowska, Emilie Lamotte ou les sœurs Mahé participent à la fondation des journaux, rédigent brochures et articles pour la presse libertaire et, plus rarement, prennent la parole dans des conférences. A titre d’exemple, le ton de ce rapport de police dont le rédacteur se prend presque de pitié pour Libertad, alors visité en prison : « Il faut voir, du reste, avec quel dédain (frisant le mépris) Libertad est traité par Anna Mahé. Bien qu’il n’essaie pas trop ses tirades orgueilleuses devant elle, elle l’a vertement remisé deux ou trois fois (…) Cela ne les a pas empêchés de causer sérieusement de l’Anarchie, car si Armandine administre la « Maison », Anna dirige effectivement le journal et la propagande ; c’est elle qui fait ou refait presque tous les articles ; hier, au début de la visite, Anna et Libertad se sont isolé un instant et elle l’a informé de ce qu’elle allait faire. On voyait bien qu’elle ne lui demandait pas son avis et se bornait à le renseigner ; il l’approuvait, sans plus ».
Seulement, si le travail est libre, le milieu libre demande bien plus d’effort qu’il n’y paraît… Mais, « la joie des camarades c’est de sentir qu’ils ne doivent qu’à eux-mêmes le bien-être qui vient, qu’ils s’évadent du patronat et du salariat, tout étant à tous parce que tous y contribuent. Le travail n’est plus pénible quand on en conquiert soi-même les résultats… ». Et d’autres pratiques interviennent pour satisfaire à ce principe, ils inventent de nouveaux modes de vie qui, de manière surprenante, s’en prennent déjà à une « société de consommation » qui émerge à peine, du moins chez les ouvriers. L’existence et la liberté sont confrontés aux besoins et aux biens : on privilégie les premières au détriment des seconds, et ce dans chaque détail matériel, la nourriture, l’habillement ou l’enfantement…La volonté et le sentiment de liberté font fi des besoins matériels : « Et que l’on ne vienne pas crier à l’esclavage, à la vie médiocre, l’on est esclave que de ses besoins et en les réduisant, on s’affranchit d’autant » ! On retrouve là l’idée de vie simple défendue par quelques naturiens, même si, pour les milieux libristes, elle n’est qu’un volet de l’émancipation individuelle et ensuite collective. Ainsi, Henry Zisly défendit toute sa vie cette définition du naturisme libertaire : « il faut que l’individu pour être réellement libre et indépendant, suffise lui-même à ses besoins. Et l’expérience démontre incontestablement que l’on peut soi-même se suffire en se limitant aux seuls besoins naturels ».
Il en est ainsi pour le régime alimentaire, largement végétarien, voire végétalien, ce qui correspond également à ce que la réalité économique permettait aux membres des milieux libres de consommer. A une discussion sur l’alimentation dans une réunion d’un groupe anarchiste individualiste, « un assistant a donné une formule pour la préparation d’un aliment complet composé de farine de maïs et d’avoine, de cacao et de phosphate de chaux. D’après lui, un repas ne reviendrait guère qu’à 0, 25 francs et en se contentant de cette alimentation, l’ouvrier pourrait se libérer des bagnes patronaux »… L’alcoolisme est aussi un fléau dont il faut se débarrasser, perçu comme une manoeuvre efficace du patronat pour affaiblir l’ouvrier, qui, plutôt que la révolte, choisit le cabaret. « Il faut avoir le courage de le dire, celui qui se laisse envahir par la pieuvre l’alcool est un homme à la mer, un anarchiste de moins. Il a cessé d’être libertaire le jour où lui, le négateur de toute autorité, il s’est livré sans résistance comme sans réserve à celle du poison que les bourgeois nous versent avec une satisfaction non dissimulée ». Enfin, le tabac : « J’ai été fumeur, j’en ai consommé quarante à cinquante centimes par jour ; je cessais de boire et de fumer en même temps. (…) les fumeurs veulent combattre l’Etat, par la gueule (…) ils lui fournissent le plus gros et le plus clair de ses revenus » raconte l’un des colons de Rize, près de Lyon.
La réduction des besoins ne se limite pas à l’alimentation, il concerne également l’habillement. Cheveux longs et têtes nues chez les hommes, tuniques larges et sandales chez les femmes. Les rapports de police témoignent du rejet de la mode ou des vêtements de : « toute la bande hommes et femmes de la rue de la Barre, les chevelus, les « sans chapeaux », les porteurs de sandales de moines, malpropres, débraillés, sans faux-cols… ». Enfin, la propagande néo-malthusienne rentre aussi, en quelque sorte dans cette recherche de vie plus simple : « tout milieu de vie en commun, où les naissances sont limitées, (…) a de grandes chances de durer plus longtemps ».
Toutes ces réflexions pour faire de soi un « être conscient », vivant différemment ses rapports aux autres parce que libérée de l’oppression du travail et des faux besoins s’insère dans un contexte un peu particulier. Comme le raconte Gérard Noiriel, à la Belle Epoque, « L’image de l’ouvrier pris en charge par l’entreprise, « du berceau à la tombe », commence à devenir réalité, renforçant la stabilité et la reproduction de la main-d’œuvre notamment grâce au système d’enseignement, de la crèche à l’école professionnelle « branchée » sur l’usine, et à une politique encourageant la famille ». Le milieu libre est donc un refus radical à toutes les dimensions de cette nouvelle exploitation qui s’insère jusque dans la vie privée. L’étude des besoins sert à maîtriser une consommation qui ne soit pas simple récupération de cette force de travail mais autre manière de vivre. La recherche d’une autre sexualité s’oppose à une sexualité dite normale et qui est reproduction de la force de travail.
Propagande et liens avec la société bourgeoise
Propagande et mode de vie
Les Milieux libres ne manquent de susciter des réactions des « orthodoxes » du mouvement. En 1877 la Fédération jurassienne avait déjà déclaré : « Le congrès jurassien considère les colonies communistes comme incapables de généraliser leur action, étant donné le milieu dans lequel elles se meuvent, et par suite de réaliser la révolution sociale : comme action de propagande, le fait de ces colonies communistes n’a pas d’importance à cause des échecs qu’elles sont trop souvent sujettes à subir dans la société actuelle, et reste inconnu des masses tout comme les nombreux essais de ce genre déjà faits à d’autres époques. Le congrès n’approuve donc pas ces expériences qui peuvent éloigner de l’action révolutionnaire les meilleurs éléments ». Elisée Reclus qualifie les « innovateurs de la société de communisme pratique » de « séparatistes ». Kropotkine, Jean Grave, tous sont réticents. Les condamnations du reste du mouvement sont unanimes : perte pour la propagande et la révolution, adaptation à la société bourgeoise.
Pourtant, dans les Ardennes, à Aiglemont, « Si notre vie a des heures paisibles, elle a souvent et c’est ce qui la rend si bonne à vivre, de fortes heures de lutte. Il ne faudrait pas croire que la constitution d’un milieu libre indique chez ses participants l’intention de s’évader de la Société pour manger tranquillement la soupe aux choux au coin d’un bois. Il ne constitue pas non plus un moyen infaillible d’amener la révolution ; Il permet simplement à des hommes d’intensifier la propagande dont ils sont capables, de la faire avec une liberté d’allures qu’ils n’ont pas dans la Société actuelle et chaque fois qu’une injustice est commise, qu’une révolte les appelle, ils n’ont pas, grâce au milieu libre, le souci de ce qu’ils laissent derrière eux. Il en résulte une puissance d’activité et de propagande qu’on ne saurait acquérir dans aucun autre milieu et par l’isolement voulu un puissant moyen d’éducation».
On rencontre au milieu libre la propagande tout à fait traditionnelle : presse, édition de brochures, tracts, affiches, cartes postales. Pas un milieu libre ne s’imagine sans imprimerie, sans bibliothèque. On fait également des conférences dans toute la région. On accueille visiteurs, hôtes de passage ou simples curieux. Victor Serge raconte, dans ses mémoires, sa visite dans cette « Arcadie » : « Nous arrivâmes par des sentiers ensoleillés devant une haie, puis à un portillon…Bourdonnement des abeilles, chaleur dorée, dix-huitième année, seuil de l’anarchie ! Une table était là en plein air, chargée de tracts et de brochures. Le Manuel du Soldat de la C.G.T., L’Immoralité du Mariage, La Société Nouvelle, Procréation Consciente, Le Crime d’obéir, Discours du citoyen A. Briand sur la Grève générale. Ces voix vivaient…Une soucoupe, de la menue monnaie dedans, un papier : « Prenez ce que vous voulez, mettez ce que vous pouvez ». Bouleversante trouvaille ! (…) Les sous abandonnés par l’anarchie à la face du ciel nous émerveillèrent. On suivait un bout de chemin et l’on arrivait à une maisonnette blanche sous les feuillages. « Fais ce que veux », au dessus de la porte, ouverte à tout venant ». En train ou à vélo, les visiteurs viennent donc passer leur journée de repos, respirer le bon air de la campagne, écouter causeurs divers et chansonniers. Les milieux libres deviennent, pour un temps, des lieux pratiques de réunion.
Parfois, les milieux de vie libre sont liés à d’autres modes d’action : Garnier, Caillemin, les frères Rimbault, tous ceux qui entourent Bonnot ont vécu dans des milieux de vie libre poussés ensuite à la violence par la même « impatience révolutionnaire ». Ils sont lassés d’attendre le « Grand Soir », d’écouter les discours messianiques qui l’annoncent depuis plusieurs décennies. Ils sont déçus par les masses ouvrières, inertes et les exaltations ouvriéristes des révolutionnaires. On trouve le même refus de se laisser déterminer par les conditions objectives : dans un cas, on prend les armes et dans l’autre on décide de changer tout de suite la vie. « Il ne faut pas d’évadés par faiblesse et incapacité, il ne nous faut que des évadés par révolte », rappelle Fortuné Henry. Plutôt que d’attendre calmement le grand soir, autant vivre sa révolte au quotidien. L’individu doit se réapproprier jour après jour ses potentialités révolutionnaires et ne pas se confiner au mode de vie imposé par la société bourgeoise.
Ces précaires du début du XXème siècle frayent leur propre voie entre le refus d’une assignation sans perspective au monde du travail et la révolte contre un monde bourgeois qu’ils exècrent. Mieux vaut la précarité qu’une vie vouée à la servitude en attendant la Révolution. Lorulot l’affirme lui-même : « L’individualisme n’est, ni le bourgeois raté [contrairement à ce que prétendent leurs détracteurs], ni l’ouvrier ambitieux –c’est un homme libre : il combat les maîtres et il fustige les esclaves ». A la manière des cyniques grecques, les anarchistes font alors propagande en faisant œuvre d’émancipation sur leur propre personne et ils s’attaquent continuellement aux micro-pouvoirs qui s’expriment à travers l’éducation, la sexualité, le travail ou la consommation.
Les milieux libres et leur voisinage
Dépassant les débrouilles individuelles, les milieux de vie libre sont des lieux de pratique et de recherche de stratégies collectives. Et donc constamment en confrontation avec leur environnement. On retrouve dans les brochures éditées par les milieux libres le récit romancé de la rencontre avec leur nouveau voisinage : l’affrontement avec l’autorité bien sûr, mais surtout, l’étonnement de la population, qui, au lieu d’un repère de brigands, découvre des individus le coeur sur la main. « Déjà des gens viennent jusqu’à la colonie, posant des questions, se renseignant. Ils s’en retournent munis de brochures et étonnés de nos théories inconnues pour eux » raconte Lorulot. Avec l’anarchie c’est tout le quartier qui s’anime : on inaugure les réunions en plein air, rue de la Barre, en plein Montmartre, parfois même avec un orateur presque nu. Et le dimanche, on organise des bals dans la rue. Libertad devient « le roi du quartier ». Ce qui ne manque pas, à l’occasion, de susciter des affrontements avec les forces de l’ordre, mais qui attire également tous les gens du coin. Bien sûr les réactions ne sont pas toujours favorables, ainsi, à Saint-Germain, « Lorsque ses compagnons venaient de Paris le dimanche, c’est Goldsky qui se mettait à leur tête pour manifester en traversant la ville, chantant des chansons anarchistes et distribuant des journaux ou des brochures, les manifestations produisaient le plus mauvais effet sur la population qui s’en effrayait». A Aiglemont également, on rencontre deux types de comportements face à la colonie. Alors que le milieu libre est conçu comme un moyen de propagande locale dirigée vers les paysans, « Le paysan ne comprend pas l’anarchiste vitupérant à la tribune contre l’autorité. Mais il comprend l’anarchiste prenant la pioche et fertilisant un sol ingrat et il est frappé par le spectacle de gens heureux que nous lui donnons », c’est surtout la population ouvrière en conflits souvent violents avec le patronat, qui rend visite aux colons, dont elle partage les idées de lutte et d’émancipation.
Quoi qu’il en soit l’implantation des anarchistes en ville, en banlieue ou à la campagne ne laisse guère indifférent et les réactions parfois brutales laissent à penser qu’ils ne s’accommodent pas tant que ça à la société bourgeoise, pas plus qu’ils ne la fuient. Perquisitions, conflits avec les forces de l’ordre ainsi qu’avec les municipalités en place, comme le montre l’exemple de Saint Maur : « Dans le voisinage du Milieu libre des hostilités se manifestent, (…) cela semble incompréhensible, car les colons ne gênent personne. Comme ils sont connus, s’ils vont faire un achat quelconque chez les boutiquiers, on cherche à leur faire payer davantage, et la ville, qui a contribué à l’élection du député socialiste Thomas, a déjà songé à les expulser ».
A Aiglemont, le milieu libre aide même à la renaissance des organisations syndicales qui, après l’apogée de La Fédération des travailleurs socialistes des Ardennes de l’époque de J. B. Clément, s’étaient discréditées par leurs liens avec le parti socialiste. Grâce au journal Le Cubilot, la colonie va pouvoir jouer un rôle fédérateur, organiser des meetings de propagande, redonner un contenu idéologique aux syndicats : « A part quelques uns, les autres prennent la direction des syndicats à tendance anarchiste, tendance que leur imprima F. Henry ». Et lorsque cesse la parution du Cubilot, les syndicats perdent leur tribune d’expression. Avec le départ de Fortuné Henry, l’Union des syndicats est considérablement affaiblie. Il faudra attendre 1911 pour que se reconstitue une nouvelle C.G.T. dans les Ardennes.
Ces exemples montrent bien que les milieux libres poursuivent en général la propagande et ont au niveau local un rôle et une activité qu’on leur connaît rarement. Laissant parfois même des traces un siècle plus tard…
L’Essai d’Aiglemont fait aujourd’hui partie intégrante de l’histoire locale. En particulier, un ouvrage qui contribua sans doute fortement à former l’image actuelle de la colonie, écrit dans les années 1970 : Gesly, « Terre Maudite ». Le quatrième de couverture en dit déjà long : « sur une quinzaine d’hectares de la forêt de Gesly, il s’est passé plusieurs drames au cours des siècles »…Et n’est pas démenti par le récit fait sur le milieu libre : « La nature reprend son droit sur ce qui fut un « Essai » de gens plus ou moins recommandables, d’origine plus que douteuse, mais qui doit rester plus qu’une image dans le passé historique de notre région, de ma région ». Et l’on y découvre des liens entre l’Essai et la Bande à Bonnot : « On sait que la bande avait préparé avec Mounier, de Gély, une attaque dans la région d’Alès ». « C’était la Bande à Bonnot qui descendait au Petit-sabot », une auberge située à proximité de la clairière, me confirme une personne du village dont le père vivait aussi à Aiglemont du temps de l’Essai.
L’éphémère de l’expérience assure et affirme une altérité radicale par rapport à un comportement normatif et/ou dominant. Ronald Creagh le rappelle lui aussi « Une communauté qui s’éternise abandonne l’utopie pour se clôturer dans le mythe. L’utopie vécue libertaire doit donc sans cesse briser cet enfermement ; son caractère éphémère, son instabilité préservent son essence révolutionnaire qui est de briser l’unidirectionnalité de l’action collective et de transgresser les mécanismes réducteurs de la complexité de l’univers ». Le milieu libre est un moment, une expérience dans la vie d’individus qui ne veulent pas être assignés à une identité, à un rôle déterminé par l’environnement social et économique. Ce sont des individus qui ne veulent pas se laisser mener par des conditions objectives, qui n’attendent pas demain pour que le monde change pas plus qu’ils ne l’attendent des autres. Ils sont marqués par le refus radical d’une vie assignée au travail, à la consommation, à la reproduction, etc. Et quoique individualistes, constamment à la recherche d’une émancipation collective.
Chronologie
Milieux libres en France : projets et réalisations (1890-1914)
1892-93 « La Commune anarchiste » de Montreuil (novembre à janvier) une des premières tentatives de services réciproques volontaires
1896 Des compagnons lancent un appel pour la création d’une « Société anarchiste expérimentale », La Sociale, n°45
1898 Des compagnons se réunissent le 3 juillet et décident de créer une « Colonie libre de solidarité fraternelle » à Méry-sur-Oise sur un terrain de 50 hectares appartenant à la Ville de Paris, Le Père Peinard, n°102
1899
Un étudiant en pharmacie d’Angers développe dans Les Temps nouveaux, n°37, un projet de vie communiste libertaire à réaliser dans deux ans.
Projet de la colonie de St Symphonien d’Ozon, Isère, avec Butaud
1902-07 « Milieu libre de Vaux », Aisne, fondé par Butaud et Zaïkowska.
1903-1909 « Essai d’Aiglemont », Ardennes, 14 personnes, créé par Fortuné Henry
1904
Projet « Milieu Libre de Provence », (communiqués de septembre à août 1904).
« Hautes Rivières », Ardennes, 2 mois, 4 hommes, commerçants nantais, volonté initiale de s’installer à Aiglemont, désaccord avec Fortuné Henry, décision de fonder leur propre colonie un peu plus loin.
1905 « Gisly » près Amiens, Somme, 5 ou 6 colons, communiste libertaire
1906 « Colonie anarchiste de Ciorfoli », Corse
1906-1908 « Colonie libertaire de St-Germain-en-Laye », avec Lorulot et Lamotte
1907 (juin à août) «Colonie de La Rize », Rhône
1908-1911 « Phalanstère du Clos-des-Brunes », banlieue limogeoise, créé par Baile et Darsouze
1910-1912 « Pavillons sous Bois », Seine, colonie communiste-libertaire avec les frères Rimbault et Garnier
1911 « Milieu libre de Bascon », Aisne, devenant dans l’après guerre « école végétalienne », créé par Butaud et Zaïkowska
1912 Colonie de Communiste pratique : Le Libertaire, « Un groupe de copains vient de se former sous ce titre. Ce groupe a pour but de faire du communisme pratique». Rendez-vous dans la Bataille syndicaliste le 12 décembre puis le 11 janvier 1914 « pour se rendre au terrain à Epinay-sur-Orge »
1913-1914 « Milieu libre de La Pie », St Maur, Seine, créé par Butaud et Zaïkowska
1913
un projet à Boulogne doit être examiné
à Saint-Ouen, le camarade Dutheil a trouvé à louer de vastes locaux
dans le 20e arrondissement, Louis Roger veut fonder une « colonie d’éducation et d’action communistes », appelée « Le Nid »
Milieux de vie libre (1900-1914)
1904-1917 « La Ruche. Œuvre de solidarité et d’éducation, fondée et dirigée par Sébastien Faure », Rambouillet
1905-1914 Locaux de l’anarchie, à Paris surnommé le « Nid rouge », ensuite à Romainville
1912 Choisy-le-Roi, « colonie anarchiste » qui vit avec les subsides de Fromentin, « milliardaire rouge », qui a construit des pavillons libertaires au nom des «apôtres anarchistes». Egalement appelé le « Nid rouge ». C’est là, au garage de Dubois, que fut arrêté Bonnot.
Bibliographie
Ouvrages
Ronald Creagh, Laboratoires de l’utopie. Les communautés libertaires aux Etats-Unis, Paris, Payot, 1983.
Marie-Josèphe Dhavernas, Les anarchistes individualistes devant la société de la Belle Epoque, 1895-1914, Thèse de doctorat de 3è cycle, Paris X, 1981.
E. Armand. Sa vie, sa pensée, son oeuvre, La Ruche ouvrière, Paris, 1964.
Isabelle Felici, La Cecilia. Histoire d’une communauté anarchiste et de son fondateur Giovanni Rossi, Lyon, Atelier de création libertaire, 2001.
Roland Lewin, Sébastien Faure et «La Ruche» ou l’éducation libertaire, La Botellerie, 1988.
Gaetano Manfredonia, L’individualisme anarchiste en France (1880-1914), Thèse de doctorat de 3è cycle, Paris : I.E.P., 1984.
Georges Narrat, Milieux libres, quelques essais contemporains de vie communiste en France, Alcan, Paris, 1908.
Francis Ronsin, La grève des ventres. Propagande néo-malthusienne et baisse de la natalité en France. 19e-20e siècles, Aubier, 1980.
Presse
L’anarchie (1905-1914)
L’En-dehors (1922-1939)
L’Ere Nouvelle (1901-1911)
Le Libertaire (1903-1910)
Le Réveil de l’Esclave (1902)
L’Unique (1945-1956)
Le Végétalien
La Vie anarchiste (1911-1913).
Brochures
E. Armand, Milieux de vie commun et «colonies», Editions de l’En-Dehors, Paris et Orléans, 1931.
E. Armand, La Vie comme expérience, Supplément à l’En-Dehors, mensuel, mi mars 1934, n°280.
André Mounier, En communisme, Publications périodiques de la Colonie communiste d’Aiglemont, Avril 1906, n° 3.
Alfred Naquet et André Lorulot, Le Socialisme marxiste, l’Individualisme anarchiste
MONDETRON !!!
A N T I F A
Le poète Armand Robin (1912-1961)
définit "l'anarchiste" comme celui qui est "purifié volontairement, par une révolution intérieure, de toute pensée et de tout comportement pouvant d'une façon quelconque impliquer domination sur d'autres consciences
Celui qui défile joyeusement au pas cadencé a déjà gagné mon mépris. C'est par erreur
qu'on lui a donné un cerveau puisqu'une moelle épiniére lui suffirait amplement.
Einstein.
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